Médicaments et pharmacothérapiePremium

Interview exclusive de Caroline Ven

Pharma.be, entre espoir et crainte

L’industrie pharmaceutique se prépare à des mois difficiles. Caroline Ven, directrice de Pharma.be, plaide pour un engagement d’investissement au niveau européen, comparable à celui que les dirigeants européens ont conclu en matière de dépenses de défense.

Le journal du Médecin : Fin août, l’Union européenne et les États-Unis ont publié une déclaration conjointe annonçant que les États-Unis appliqueraient désormais une taxe d’importation de 15 % sur les médicaments. Comment percevez-vous cette décision ? Avec soulagement, parce qu’il y a enfin de la clarté ? Ou avec inquiétude quant aux conséquences possibles pour le secteur ?

Caroline Ven : Pour être tout à fait honnête, c’est surtout avec déception. Dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce, un accord existait pour ne pas imposer de droits de douane sur les médicaments. L’objectif était d’éviter que certains pays et groupes de patients ne rencontrent des difficultés d’accès à des médicaments souvent vitaux. En intégrant malgré tout les médicaments dans le barème général des tarifs douaniers, cet accord - auquel, en principe, les États-Unis sont également liés - est remis en question. Comme le président Trump considérait les médicaments comme un secteur hautement stratégique, il avait même évoqué à un moment un droit d’importation de 200 %. Oui, dans ce contexte, 15 % est évidemment un soulagement. Cela aurait pu être bien pire.

Caroline Ven - pharma.be

Avez-vous une idée de l’impact de ces droits d’importation ?

La complexité de la mise en œuvre ne doit pas être sous-estimée. L’Union européenne se voit imposer 15 %, le Royaume-Uni un peu moins et la Suisse beaucoup plus. Cela entretient un climat d’incertitude. Et cette incertitude n’est pas favorable à l’investissement. Au printemps, notre organisation faîtière européenne, l’EFPIA, a mené une enquête auprès de ses membres. De nombreuses entreprises y ont participé et le résultat n’est pas vraiment positif. Actuellement, les entreprises pharmaceutiques innovantes participantes auraient suspendu des décisions d’investissement déjà prises, pour un montant de plus de 50 milliards d’euros.

Outre l’importance stratégique qu’il attribue aux médicaments, quelles autres motivations poussent Donald Trump à imposer des droits d’importation sur les médicaments ?

Dès son premier mandat, Trump voulait faire baisser le prix des médicaments aux États-Unis. Le pays fonctionne selon un système totalement différent de celui des pays européens : il se caractérise par la coexistence de multiples assureurs et intermédiaires, ce qui a pour conséquence que les médicaments – y compris les plus basiques – y sont extrêmement chers. Il veut y remédier. Pour ce faire, il se tourne vers les prix pratiqués dans d’autres pays comparables. Dans sa vision, cela concerne tous les pays dont le PIB atteint 60 % de celui des États-Unis. À mes yeux, c’est comparer des pommes et des poires. La Belgique se retrouve d’ailleurs dans ce panier. Ensuite, il entend aligner le prix d’un médicament aux États-Unis sur le prix le plus bas constaté dans un autre pays. Mais la méthodologie qu’il utilisera reste floue. Personne ne le sait, et un épée de Damoclès reste suspendue au-dessus de nos têtes.

Quelle est l’importance du marché américain pour l’industrie pharmaceutique ?

Pour la plupart des producteurs, les États-Unis représentent 60 % du chiffre d’affaires. Ce marché n’est pas seulement essentiel en raison de son volume, mais aussi parce que les médicaments innovants y arrivent beaucoup plus rapidement que dans les pays européens. Les États-Unis sont bien plus ouverts à l’innovation que l’Europe. On le constate non seulement dans le secteur pharmaceutique, mais aussi, par exemple, dans l’IT et la technologie. Les nouveautés y sont beaucoup plus facilement adoptées. Cela fait des États-Unis un pays particulièrement attractif.

Quels risques cela représente-t-il pour la Belgique et, plus largement, pour l’Europe ?

Je vois deux grands risques, dont il est encore impossible d’évaluer la gravité. Le premier risque est un déplacement des activités vers les États-Unis. Quelques annonces ont déjà été faites dans les médias, mais il n’est pas clair dans quelle mesure il s’agit de nouveaux investissements ou de projets déjà planifiés. La question est aussi de savoir si les États-Unis sont réellement capables d’absorber la relocalisation de la production et de la recherche. Il ne s’agit pas seulement de briques ou d’infrastructures : il faut aussi suffisamment de personnel et de connaissances. Je pense aux médecins, aux pharmaciens et aux autres chercheurs. Or, le marché du travail américain est déjà confronté à une énorme pénurie. En tant qu’économiste, je doute que les États-Unis puissent disposer de cette capacité d’absorption du jour au lendemain. Une entreprise qui décide de s’y relocaliser ferait bien d’en mesurer soigneusement les risques.

Caroline Ven pharma.be 2

Selon vous, quel est le deuxième risque ?

Cela a trait à la comparaison des prix que j’évoquais plus tôt. Les entreprises peuvent être contraintes de choisir de lancer leurs médicaments plus tard sur le marché européen que sur le marché américain. Et nous avons déjà un retard de deux ans. Un médicament innovant ne dispose que d’une courte période de commercialisation. Le brevet est déposé dès le début du processus de recherche. Lorsqu’il arrive sur le marché européen, il ne reste parfois que cinq ou six ans avant que les génériques et biosimilaires n’apparaissent. En tant qu’innovateur, il faut donc valoriser ses médicaments dans un laps de temps très court. Dans ces conditions, il peut parfois sembler plus avantageux d’attendre avant de lancer un produit en Europe, afin d’éviter que les prix ne s’effondrent aux États-Unis. C’est un véritable dilemme, car au bout du compte, l’objectif est bien d’aider les patients. Mais si les bénéfices diminuent, il y a moins de moyens pour investir dans la recherche et le développement. Or, le secteur pharmaceutique réinvestit 25 à 30 % dans la R&D, ce qui est colossal en comparaison avec d’autres secteurs.

Que peut faire la Belgique pour contrer cette situation ?

Nous ne pouvons évidemment pas influencer la pensée de Trump, mais des pistes existent. Comme les États-Unis, embrassons l’innovation et renforçons la recherche et le développement au sein du marché intérieur. Les barrières qui subsistent entre États membres de l’UE doivent être levées. Ce serait déjà un grand pas en avant et cela rendrait le marché européen plus attractif pour les investissements. Nos décideurs, en Belgique comme en Europe, doivent réfléchir à la valeur des médicaments pour la santé publique.

Nos autorités ne le font-elles pas suffisamment ?

Nous avons une population vieillissante, ce qui entraîne une augmentation des maladies graves. Je pense en premier lieu au traitement du cancer, pour lequel de nombreuses nouvelles thérapies arrivent sur le marché. Mais on n’y investira que si ces produits sont réellement valorisés. Le gouvernement peut choisir de ne pas le faire, mais le prix à payer sera alors moins de médicaments innovants. C’est un choix à court terme.

L’industrie pharmaceutique, y compris en Belgique, dépend aujourd’hui fortement des exportations vers les États-Unis. D’autres débouchés sont-ils également recherchés ?

Les États-Unis restent notre principal marché d’exportation, mais d’autres débouchés sont désormais explorés. Les exportations vers les pays émergents du Moyen-Orient et d’Amérique du Sud, ainsi que vers la Chine et le Japon, sont en hausse. Les chiffres globaux d’exportation depuis la Belgique stagnent certes, mais il est trop tôt pour parler d’un changement de tendance. La diversification est de toute façon positive. Aussi pour les pays émergents. La Chine n’est plus depuis longtemps le pays en développement qu’elle était il y a trente ans. Elle figure aujourd’hui au sommet de l’innovation et souhaite offrir à ses citoyens davantage et de meilleurs soins. On observe le même mouvement au Moyen-Orient, où des investissements sont également réalisés dans la santé. C’est une évolution positive, mais il serait regrettable de constater que le savoir-faire que nous avons accumulé ici disparaisse vers un pays comme la Chine. Dans le domaine des thérapies cellulaires et géniques, ce pays est déjà en avance sur l’Europe.

Les États-Unis ont, avec Robert Kennedy Jr., un ministre de la Santé qui défend, pour le moins, des idées souvent étranges en matière de médicaments. Cela n’offre-t-il pas l’occasion d’attirer des chercheurs vers l’Europe ?

Je n’ai pas encore de chiffres qui le démontreraient, mais cela pourrait effectivement ouvrir des perspectives. La Belgique est très bien positionnée dans la recherche sur les vaccins. J’imagine que des chercheurs américains, voyant leurs financements disparaître, chercheront d’autres opportunités. Mais je vois immédiatement aussi un problème : le financement en provenance des États-Unis s’effondrerait en grande partie, et je ne vois pas nos autorités prêtes à combler ce vide. Nous avons déjà de la matière grise et pourrions encore en attirer, mais il faut que le financement suive.

Cela rejoint ce que Mario Draghi affirmait l’an dernier dans son rapport, où il désignait le secteur pharmaceutique comme un moteur essentiel de l’économie européenne.

Absolument. Dans la situation géopolitique actuelle, je pense que l’Europe a manqué une occasion majeure. Les dirigeants européens ont décidé d’investir massivement dans les dépenses de défense. C’est une occasion manquée que la santé ne soit pas considérée avec la même importance comme un aspect de la sécurité. L’Europe aurait pu, elle aussi, définir des objectifs d’investissement en la matière. Une étude menée il y a quelques années a montré que près de 75 % de l’augmentation de l’espérance de vie est due aux médicaments innovants. Le fait que nous ayons pu combattre la pandémie de covid-19 avec autant de succès est lié aux efforts remarquables de tous les professionnels de santé, mais surtout à la rapidité avec laquelle les vaccins ont été mis sur le marché. Ils ont été développés et déployés à une vitesse incroyable.

La Belgique devrait-elle plaider auprès de ses partenaires européens pour un tel objectif en matière de santé ?

Certainement. Toutes proportions gardées, la Belgique reste un acteur important dans le monde pharmaceutique. Nous figurons systématiquement dans le top trois en matière de R&D, de nouveaux brevets, d’essais cliniques et d’exportations. Mais nous devons veiller à ne pas perdre cette position de tête. D’autres pays sont en train de combler leur retard. Surtout après la pandémie, beaucoup veulent sécuriser l’approvisionnement en médicaments. Si nous n’y prenons pas garde, nous risquons de perdre notre place de leader.

Les prochaines semaines s’annoncent également décisives sur le plan national avec les discussions budgétaires. Avez-vous déjà une idée de ce que cela impliquera pour le secteur pharmaceutique ?

Comme l’ensemble du secteur de la santé, nous faisons inévitablement face à une période de croissance des dépenses. À moins d’accepter que la population soit aujourd’hui moins bien soignée qu’il y a dix ou quinze ans. Cette hausse des dépenses est évidemment liée au vieillissement de la population. Il y a vingt ans déjà, le Haut conseil des finances en avait averti. Malheureusement, la préparation a été insuffisante et aucun cadre budgétaire clair n’a été défini. Il ne s’agit pas ici d’un gaspillage de moyens, mais bien d’apporter des réponses aux besoins de la population. Et nous ne parlons même pas encore d’une marge supplémentaire pour l’innovation et le progrès. Au sein du gouvernement, il a toutefois été convenu que les dépenses de santé puissent croître en termes réels d’un pourcentage fixe, auquel s’ajoute l’inflation.

Ce cadre de croissance est-il suffisant ?

Non, cette croissance reste insuffisante au regard des besoins. Disons que la bonne nouvelle, c’est qu’il y a une croissance. L’accord de gouvernement prévoit aussi que des engagements doivent être pris avec l’industrie pharmaceutique, étant donné l’importance de ce secteur pour l’économie. Juste avant la pause estivale, le cadre pluriannuel a été fixé. L’aspect positif est que le budget des médicaments pourra croître au même rythme que le reste des dépenses de santé. Notre part reste donc constante. Ce n’était pas le cas au cours de la précédente législature. Sauf l’an dernier, la part des médicaments avait reculé systématiquement ces cinq dernières années.

La part du secteur pharmaceutique dans le budget total de la santé a donc diminué ces dernières années ?

En effet, et ce n’est pas logique. L’un des mécanismes en cause est l’imposition de fortes remises. Si vous voulez encore mettre un médicament innovant sur le marché, vous êtes presque obligé de conclure un accord prévoyant des réductions importantes. Celles-ci peuvent atteindre 50 %. Ce système est intenable. Le prix à payer, c’est que plus de la moitié des nouveaux médicaments approuvés par l’Agence européenne des médicaments sur une période de quatre ans ne sont toujours pas disponibles sur le marché belge un an après cette période. Le problème n’est pas nouveau, mais il s’est aggravé ces dernières années.

Quelle en est l’explication ?

Cela tient avant tout à la longueur des négociations. Cela ne signifie pas que ces médicaments ne finiront pas par arriver sur le marché belge, mais simplement que cela prend plus de temps. Parfois, les négociations n’aboutissent pas à un accord. C’est généralement parce que la valeur d’un produit n’est pas reconnue. Les discussions au sein de la CTG deviennent de plus en plus difficiles.

Revenons aux négociations budgétaires. Comment voyez-vous leur évolution ?

La croissance tendancielle des dépenses de santé, y compris celles liées aux médicaments, est plus élevée que ce qui a été fixé dans le cadre pluriannuel. Nous sommes donc confrontés à d’importantes économies. Pour nous, il est essentiel que les bons médicaments parviennent au bon moment aux bons patients. En tant qu’association, nous voulons garantir que les patients qui ont réellement besoin d’innovations puissent y avoir accès. Parallèlement, nous voulons lutter contre la surconsommation : les patients qui n’en ont pas besoin, et pour qui une alternative suffirait, ne doivent pas recevoir ce médicament. Les médicaments sont des produits précieux, pas des friandises. Le « bon moment », cela signifie aussi que le patient ne doit pas attendre trop longtemps, ni devoir subir d’abord trois ou quatre autres traitements. Nous voulons absolument mener ce dialogue, y compris avec les médecins.

Quel est le rapport entre l’industrie et les médecins ?

Les médecins sont en contact direct avec leurs patients. L’industrie pharmaceutique, elle, n’a pas d’accès direct aux patients individuels. Pharma.be veut maintenir le dialogue avec les médecins et les universitaires afin de parvenir à une utilisation optimale des médicaments. Nous souhaitons partager avec eux les connaissances présentes dans l’industrie. Parallèlement, nous voulons aussi que la voix des patients soit mieux entendue. C’est pourquoi nous avons mis en place, depuis quelques années au sein de Pharma.be, des conseils consultatifs réunissant d’une part des médecins et universitaires, et d’autre part des organisations de patients. C’est une manière de comprendre où se situent les besoins et les difficultés sur le terrain.

Ces conseils consultatifs ont-ils déjà permis de dégager des solutions concrètes ?

Deux fois par an, notre conseil d’administration se réunit une demi-journée avec le conseil consultatif des médecins et universitaires. Avec la coupole des hôpitaux universitaires, nous avons par exemple élaboré un modèle type pour les contrats que l’industrie conclut avec eux concernant les études cliniques. Il y avait beaucoup de frustrations à ce sujet, car chaque entreprise avait ses propres contrats. Nous espérons que ce modèle pourra devenir la norme et ainsi éviter les irritations. Sur le terrain, de telles solutions peuvent vraiment faire la différence. Nous avons fait le même exercice pour la collaboration entre entreprises et organisations de patients. Cela a débouché sur une checklist de dix points. C’est souvent beaucoup plus utile et concret que de grandes déclarations vagues.

Pour conclure, quelles sont les priorités de Pharma.be à court et moyen terme ?

Lors de la précédente législature, une feuille de route a été rédigée pour la réforme du système de remboursement des médicaments. Nous voulons maintenant la mettre en œuvre. Au niveau européen, l’évaluation conjointe des médicaments avant leur mise sur le marché figure également à l’agenda. Les discussions budgétaires exigent bien sûr aussi toute notre attention. Nous connaissons les contours auxquels nous devons répondre, mais selon les mesures choisies, on peut soit causer beaucoup de tort, soit viser de véritables objectifs de santé.

Accès GRATUIT à l'article
ou
Faites un essai gratuit!Devenez un partenaire premium gratuit pendant un mois
et découvrez tous les avantages uniques que nous avons à vous offrir.
  • checknewsletter hebdomadaire avec des nouvelles de votre secteur
  • checkl'accès numérique à 35 revues spécialisées et à des aperçus du secteur financier
  • checkVos messages sur une sélection de sites web spécialisés
  • checkune visibilité maximale pour votre entreprise
Vous êtes déjà abonné? 
Écrit par Un entretien de Filip Ceulemans8 septembre 2025

En savoir plus sur

Magazine imprimé

Édition Récente
02 juin 2025

Lire la suite

Découvrez la dernière édition de notre magazine, qui regorge d'articles inspirants, d'analyses approfondies et de visuels époustouflants. Laissez-vous entraîner dans un voyage à travers les sujets les plus brûlants et les histoires que vous ne voudrez pas manquer.

Dans ce magazine